Pourquoi parler des jeux vidéo

Tout d’abord, bienvenue sur ce blog !

À l’invitation du Temps, je vais avoir l’honneur et le plaisir de discuter à cet endroit de jeux vidéo, voire plus généralement de jeux.

Mais… vous vous dites que Le Temps est un média sérieux, non ? Même s’il s’agit d’un blog et non du print, est-ce vraiment pertinent et nécessaire de s’intéresser à ce sujet ? N’est-ce pas un passe-temps réservé aux enfants, quand on ne le leur interdit pas parce que trop violent ou pouvant les perturber ?

En fait, Le Temps évoque régulièrement ce sujet dans ses colonnes. Rien que dans les dernières semaines, des articles ont été publiés sur des thèmes comme les enjeux économiques à l’international et en Suisse, l’impact du jeu vidéo sur la société et ses modes de consommation, et son histoire. À l’approche de Noël, on y trouvait même des critiques de jeux vidéo, et lors de l’été passé Le Temps consacrait un dossier en sept parties à quelques jeux vidéo emblématiques (du 28 juillet au 7 août 2015).

Ainsi, parmi les billets que j’envisage de publier sur ce blog, on devrait trouver : des analyses, de l’actualité, des anecdotes (les pertinentes), des échanges avec divers acteurs (game dev, scientifiques, journalistes, etc.), des fiches de lecture, et peut-être quelques critiques de jeux.

Et pour l’instant, en guise d’introduction, je vais replacer brièvement le jeu vidéo dans un contexte plus large. En quelques points brefs, j’aimerais esquisser l’importance qu’il a acquise dans la société de notre époque, et donc l’intérêt à ne pas ignorer ce sujet.

L’industrie du jeu vidéo

On estimait en 2012 qu’en Suisse 40% de la population avait joué au moins une fois à un jeu dans les douze derniers mois. L’étude remarquait que pour une part importante, cela concernait le jeu sur mobile, et donc le plus souvent le casual gaming, ces jeux anecdotiques servant à tuer le temps à l’aide de son téléphone. À l’échelle mondiale, en 2015, le marché du jeu vidéo pesait environ 74 milliards de dollars US, ce qui est du même ordre de grandeur que le marché du cinéma (hors produits dérivés dont… les jeux vidéo). Économiquement et culturellement, cette industrie est assez importante pour que les gouvernements de nombreux pays ou régions proposent des programmes d’aide afin d’en attirer (ou retenir) les acteurs. Il en est ainsi du Québec et de la France, en concurrence directe, mais aussi de la Suisse avec le programme Gameculture (2010) dont on trouve le bilan encourageant ici.

En sus des sommes issues de la vente, l’univers économique du jeu vidéo implique d’autres usages (et revenus) que le simple commerce de détail. Voici deux exemples, illustrant des liens tissés entre jeu vidéo et réalité.

Il existe des compétitions sportives (électroniques) pour de nombreux jeux se jouant en réseau (stratégie en temps réel, sport, tir à la première personne, etc.). La popularité et le chiffre d’affaire de ces compétitions ne cessent de croître, tout comme les prize moneys. Or, celles-ci se calquent en bonne partie sur les compétitions sportives classiques : elles s’organisent en championnats et en tournois, et nombre de joueuses et joueurs en font leur profession, donc gagnent leur vie en jouant. On y retrouve même des cas de dopage et de matchs truqués. Ces événements locaux et internationaux peuvent prendre des proportions importantes. Par exemple, l’édition 2014 de la convention Blizzcon accueillit 26’000 personnes, ainsi qu’un concert de Metallica, sans compter que pour l’édition 2013 des estimations donnaient au moins six fois ce nombre de spectatrices et spectateurs via Twitch (une plateforme de streaming) à cette même conférence. Mais, fossé générationnel oblige (« Les jeux électroniques, du sport ??? »), l’audience dépasse rarement les trentenaires, et les médias traditionnels ne couvrent généralement pas ces événements. On peut s’attendre à ce que cela change dans les années à venir. Il y a quelques semaines, par exemple, le vice-champion du monde 2014 de la simulation de football FIFA était engagé par le VfL Wolfsburg, club allemand de football dans la vraie vie. Une information qui laisse présager d’un rapprochement entre les deux mondes.

Au registre des problématiques qu’elle traite, l’industrie du jeu vidéo explore constamment de nouveaux modèles d’affaire en lien avec les supports utilisés. Citons par exemple les sharewares dans les années 1980 et les jeux par abonnements dès la fin des années 1990 et la démocratisation d’Internet. Plus proche de nous, on trouve les modèles de free-to-play et les contenus supplémentaires payants qui envahissent désormais des jeux de toutes les plateformes. En particulier, le free-to-play repose sur un schéma où le coeur du jeu est gratuit, mais de nombreuses options, permettant par exemple de progresser plus vite ou de masquer des publicités, sont payantes. Le résultat : on estime qu’autour de 1% des utilisatrices et utilisateurs de ces jeux investissent sur le long terme des sommes d’argent significatives, tandis que les autres acceptent de subir les publicités et assurent la distribution en partageant le jeu sur les médias sociaux en échange d’un peu de temps supplémentaire avant la prochaine interruption.

Ce médium est donc à la source de revenus conséquents, même en dehors des ventes. Et il a contribué à identifier des modèles d’affaire et des comportements assez lucratifs pour permettre par exemple à la compagnie derrière Candy Crush d’être rachetée pour 6 milliards de dollars US. Il s’agit d’une réalité de notre époque à ne pas négliger, qui peut avoir une influence sur l’économie comme sur la société et le quotidien.

Un reflet de notre société (numérique)

Voici notre thèse à la création de ce blog : le monde du jeu vidéo est un reflet de notre société. Généralement, il s’en inspire. Souvent, il l’influence en retour.

Des phénomènes et idées sont tirés de notre réalité pour être transposés en jeux vidéo, que ce soit à travers les propos présentés dans le jeu, ou dans le contexte de leur pratique. Comme dans le cas de la science-fiction, le jeu vidéo nous propose un univers et des règles propres à celui-ci, puis nous invite à explorer le résultat de ces associations et à interagir avec. Qu’il s’agisse de revivre une époque historique, visiter une colonie extra-terrestre, évoluer dans un univers médiéval-fantastique, incarner un animal, piloter un avion, participer à une simulation sportive, tirer des bières, faire du fitness, ou incarner un groupe de musique au milieu de son salon, on part de références à la réalité pour les expérimenter ensuite dans un environnement virtuel.

Mais les apports dans la direction inverse – du jeu vers le monde réel – existent aussi, voire prennent la forme d’échanges, allant ainsi dans les deux directions. J’en fournis ci-dessous quelques exemples à seul titre d’illustration, car j’espère traiter ces sujets dans de prochains billets.

  • Les jeux vidéo comprennent depuis une dizaine d’années des systèmes de trophées. Ce sont des prix reçus lorsque la joueuse ou le joueur réussit à atteindre un certain objectif. Cela implique une dimension ludique supplémentaire incluant les bibliothèques de jeux elles-mêmes, de pair avec la mise en réseau des résultats. C’est ainsi que Snapchat – un service permettant d’échanger des contenus éphémères et dont le public est principalement adolescent – inclut un système de trophées : on débloque ceux-ci en utilisant le service, un moyen supplémentaire d’inciter à l’utilisation du service et à l’exploration des options disponibles. On parle beaucoup de gamification, c’est-à-dire d’aborder une tâche en considérant sa résolution dans un cadre ludique, et la transposition de ces trophées ajoutant des points à un score global dans la réalité en est une incarnation. Un pas de plus vers la feuille de personnage dans la vie réelle.
  • La pratique des jeux vidéo est à l’origine de nombreuses communautés en ligne, proposant ainsi une alternative à Facebook, qu’il s’agisse de chatrooms, de forums, ou plus récemment des réseaux sociaux mis en place par les constructeurs de consoles (Xbox Live, PlayStation Network, Miiverse). En France, par exemple, la popularité des forums hébergés sur le site web d’information vidéo-ludique jeuxvideo.com est énorme, et de nombreuses rumeurs relayées à grande échelle en sont issues, qu’elles soient vraies ou fausses. Ces lieux de rencontres sont parfois aussi des foyers de harcèlement en ligne, tel le mouvement profondément misogyne «gamergate», interrogeant ainsi sur la légalité et les conséquences possibles des échanges prenant place dans ces espaces.

Ce premier billet touche à sa fin. J’aurais voulu encore parler à ce stade des fantastiques reconstructions historiques proposées par certains jeux. Des reconstructions reposant sur des technologies développées pour l’occasion, et tellement en avance sur ce qui se fait au niveau scientifique…

Il y a aussi toute la problématique de l’archivage d’objets sur supports numériques, qui concerne la quasi-intégralité des jeux vidéo produits tout comme une immense partie des archives créées aujourd’hui dans notre société.

Et j’espère bientôt évoquer l’histoire de 2048, ce jeu très simple au succès immédiat, publié sous licence libre (MIT) et au code source ouvert qui, après un succès (initial ?) fulgurant sur Hacker News, fut immédiatement dupliqué, détourné, et décliné en d’innombrables versions. Une trajectoire assez particulière, qui cristallise divers aspects de l’état de l’informatique aujourd’hui.

Prochainement sur ce blog…

Plus proche d’être réalisés que les idées évoquées dans le paragraphe précédent : une description du dernier StoryBundle, consacré aux livres sur les jeux vidéo (disponible jusqu’au 3 mars). [Lien vers le billet.]

Et, surtout, un intervenant en la personne de Mathieu Triclot, l’auteur de la principale référence en langue française sur le jeu vidéo : Philosophie du jeu vidéo. [Lien vers l’entretien.]


Jeux récents : The Witness, Firewatch, Unravel.

L’image d’illustration est l’oeuvre d’Ali Sinan Köksal. (CC-BY 2.0).

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