On m’a volé tous mes jeux Game Boy. C’était au début de mon adolescence et l’épisode fut si douloureux que le souvenir en est encore vif. Je l’ai beaucoup ressassé, avec les moyens du bord de ce temps-là.
À l’époque, je pensais ne plus jamais pouvoir y rejouer. Pire, j’avais appris à énumérer la cinquantaine de jeux dans l’ordre de leur acquisition et leur cohérence d’ensemble liée à une époque (heureuse et béate) de ma vie était désormais perdue. Depuis, cette expérience m’a aidé à comprendre qu’au-delà de simples gadgets, les jeux vidéo (et toutes sortes de logiciels) peuvent et doivent être archivés. Et heureusement, grâce à Internet il est depuis longtemps facile d’y avoir accès, et le cas échéant d’y rejouer.
Archiver
Car là où le livre est un objet sérieux – savoir religieux, philosophique, scientifique, littérature –, la musique et le cinéma des arts reconnus, le jeu vidéo est le plus souvent considéré comme un passe-temps, un hobby pour enfants. Les auteurs sont anonymes, cachés derrière les logos emblématiques de quelques grandes entreprises. À l’exception des acteurs du domaine, on ne concevait pas encore au siècle passé qu’il s’agit d’art, de création, d’un patrimoine qu’il faut préserver. Ainsi, un retard immense a été concédé dans la prise en considération de l’archivage des jeux vidéo, et plus globalement de tout type de logiciels. Heureusement, les nouvelles générations d’archiveurs-ses, de bibliothécaires, de commissaires d’exposition, ont été des joueurs et joueuses pour la plupart, ce qui devrait changer la donne.
Jeux en dépôt
Quand je reçus la Game Boy Pocket (plus compact que la Game Boy, design plus moderne, retro-compatibilité totale), je laissai ma Game Boy à ma Maman. Qui la transmit avec mon autorisation plus loin quand je lui laissai la Pocket (remplacée par la Game Boy SP, vous voyez le pattern, depuis là j’ai tout gardé). J’ai découvert des années plus tard que toute trace de ces consoles était perdue. C’est de ma faute, bien entendu : je n’avais pas anticipé ce que ces objets signifieraient un jour pour moi.
La disparition des jeux Game Boy cités en préambule date de la même époque. J’avais le choix entre consolider une collection de jeux auxquels j’avais cessé de jouer, ou essayer de les vendre. À l’époque, la mode n’était pas au retrogaming : on trouvait énormément de jeux ou de consoles d’occasion. Ils ne se vendaient pas, même à des prix ridicules, mais je ne le savais pas encore. Un ami avait d’ailleurs essayé de me vendre sa Super NES à un prix faramineux.
Un magasin de jeux vidéo venait d’ouvrir à Vevey et je pris mon courage à deux mains : vendre mes jeux (à l’exception de Link’s Awakening bien sûr) en m’interdisant de le regretter plus tard, et me concentrer sur tous ceux que je pourrais ensuite m’offrir avec le pactole récolté.
Cela ne se passa pas comme prévu. Le gérant accepta de prendre mes jeux en dépôt : il en fit la liste, la signa, la photocopia, m’en remit une copie et exposa les jeux dans sa vitrine. Je devais toucher de l’argent lorsqu’il y aurait des ventes.
Je quittai le magasin la boule au ventre : les jeux étaient encore les miens et je pouvais les récupérer à tout moment. Et s’ils étaient vendus, je m’en achèterais de nouveaux. Parti comme ça j’étais “gagnant” sur tous les fronts.
Remaufens
Quinze ans plus tard, une histoire m’a rappelé l’émotion ressentie à devoir se séparer d’une collection, et fait comprendre l’importance qu’elle avait prise pour moi. Cette fois, cela se passe à une bien plus grande échelle.
En Suisse, un Fribourgeois ouvrait en 2007 sa collection au public. Celle-ci était imposante et comportait plusieurs centaines de consoles ainsi que des dizaines de milliers de jeux. L’événement fut couvert par quelques médias (La Gruyère, largeur.com) ainsi que par la chaîne de télévision nationale :
Je regrette de ne pas en avoir entendu parler à l’époque car il connut peu après des ennuis avec la commune liés aux conditions d’exploitation du lieu (zone agricole, manque d’aménagements en bordure de route) qui le contraignirent à fermer cette collection et à la vendre.
C’est tout un travail de collecte et donc d’archivage qu’il s’agira de recommencer ; ce sera long. Ce sera aussi cher, au vu de la progression démesurée du marché du retrogaming (jeux vidéo d’occasion, ou conservés à l’état neuf). Et cela exige une prise de conscience.
La situation est bien résumée dans cet extrait d’un article glissé en lien précédemment :
Nicolas Zapf, de Fribourg Tourisme, conclut: «Dommage que ce patrimoine quitte le pays. Mais la collectivité ne peut pas aider tous les passionnés.» [20 minutes, 29.10.2009]
Cette collection était quelque peu avant-gardiste par rapport aux habitudes de conservation et d’archivage, et complètement décalée par rapport au type d’offre que les responsables de la promotion touristique d’un canton sont habitués à gérer. De grandes collections de jeux et consoles, ou des collections complètes liées à un support particulier ou à un constructeur ne sont pas rares. Mais dans un pays comptant si peu de joueurs en comparaison du Japon ou des États-Unis, difficile de trouver un précédent ou d’intéresser de potentiels partenaires. Ainsi, il semblerait qu’ici le collectionneur (le “passionné”) ait complètement baissé les bras et que les éléments aient été disséminés même au-delà de l’Atlantique.
Mise à jour (par le fondateur du Musée Bolo, cité plus bas) :
@yrochat Bah, c’est une histoire un peu bizarre. L’essentiel c’est que les objets sont sauvés (une partie au musée Enter à Soleure)
— Yves Bolognini (@yvesbolo) 17 Mars 2015
“Goodwill”
Une autre collection disparue, aux États-Unis cette fois : une entité se présentant comme un musée et mettant la clé sous la porte sans crier garde. La dissémination de la collection était dénoncée il y a quelques jours par un des cadres de l’Internet Archive :
Ici, il ne s’agit pas seulement de jeux et de consoles, mais aussi de logiciels et surtout d’ordinateurs. Depuis début 2015, il semblerait que cette institution n’ait pas cherché à pérenniser cette collection mais plutôt à maximiser le profit qu’elle pouvait tirer de ce patrimoine.
Heureusement, ces deux cas sont compensés par des histoires qui se déroulent mieux. Et pour ce qui concerne les objets vendus, on peut s’attendre à les retrouver une fois ou l’autre dans une exposition, ou peut-être de retour sur le marché de l’occasion.
Et pour mes jeux Game Boy…
Pendant quelques mois, je ne reçus aucune nouvelle du magasin. Je n’y passais pas, car il y en avait de plus sympathiques plus proches de chez moi (Virtua Games sur les quais ! Log on Games dans les anciens locaux d’un magasin Macintosh où mon père avait acheté Beyond Dark Castle !). Quand finalement je m’y rendis… Le magasin avait fait faillite. J’avais agi avec beaucoup de légèreté, attiré par un profit minime, et j’étais bien récompensé. Le gérant ne tenta jamais de me rendre mes jeux, alors qu’il avait mes coordonnées, et ils disparurent.
Depuis, j’ai construit une obsession à ne jamais donner ou jeter ce type d’objet. J’ai suivi des cours d’archivistique qui ont servi à me tourner encore un peu plus la tête : si toutes les collections publiques devaient disparaître, il demeurera toujours la mienne, bien maigrichonne avec entre autres 3 NES qui ne fonctionnent plus, mais avec sa cohérence propre, en hommage à ces quelques dizaines de cartouches sacrifiées il y a longtemps.
Finissons sur une note positive
Mes propos sont un peu dramatiques, mais la réalité n’est pas si sombre. Je n’ai plus jamais été séparé de mes jeux contre ma volonté, et j’ai envie de croire qu’aujourd’hui la mésaventure de Remaufens ne serait pas possible.
En effet, depuis de nombreuses années on observe une grande agitation sur le marché du retrogaming. Les prix des jeux, des consoles et des accessoires ont fortement grimpé en réaction à une demande croissante. En Suisse, on l’observe dans les magasins proposant des jeux de seconde main ainsi que sur les sites de revente en ligne. Ce phénomène aide à la conservation, car on ne jette plus les consoles comme on jette un vieux téléphone (la question se pose bien entendu de l’archivage des appareils téléphoniques, mais je laisse à d’autres le soin d’écrire un billet sur le sujet). Une génération d’anciennes joueuses et d’anciens joueurs est très heureuse de remettre la main sur sa première NES ou sa Master System en fouillant dans le grenier de la maison de son enfance.
Au niveau de la sauvegarde du côté des musées, en Suisse il y a bien évidemment le Musée Bolo, présentant dans une salle de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne une partie de son immense collection (photos : EPFL, Wikimedia Commons).
Les autres musées de Suisse romande ne sont pas en reste en ce qui concerne l’amélioration de la visibilité : la Maison d’Ailleurs à Yverdon accueillait en 2012 une exposition sur le jeu vidéo, alors que le Musée Suisse du Jeu de La Tour-de-Peilz recevait en 2014 les participantes et participants d’une Globale Game Jam.
Hors de Suisse, on compte depuis quelques années des musées et des bibliothèques qui ajoutent à leurs fonds d’archives des jeux vidéo. La palme de l’annonce la plus fracassante revient peut-être au Museum of Modern Art de New York, en tout cas pour la quantité d’articles qu’elle aura généré à l’époque, qui a réduit à quarante le nombre de jeux sélectionnés, forty pieces of art.
Sur Internet, diverses communautés se sont organisées depuis longtemps pour extraire et partager les anciens jeux, sauvegardant ainsi le versant digital de ce patrimoine (qui n’inclut généralement pas les cartouches, disques, disquettes, modes d’emploi, emballages et autres goodies). L’initiative la plus visible est celle de l’Internet Archive, qui propose grâce à un émulateur en javascript de jouer directement dans son navigateur à des jeux d’arcade, pour consoles, pour PC et pour DOS plus particulièrement.
En regardant encore au-delà, l’avenir devrait être heureux pour le jeu vidéo, récent et passé : la Confédération investit dans sa promotion, des tables rondes sont organisées, des cours sont donnés dans les universités et les hautes écoles, des thèses sont réalisées en game studies… Et le plus important : son image s’est améliorée.
Merci à Benoît Perrier et Sarah Rochat pour leurs très aimables commentaires.
Le début de la liste, de tête…
1. Tetris
2. Radar Mission
3. Mario Golf
4. Super Mario Land
5. Double Dragon
6. Castlevania ? Spiderman ?
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